Homélie pour le VIIème Dimanche du Temps Ordinaire, année A
Dimanche 23 février 2020 – Sur Mt 5, 38-48
Frères et sœurs bien-aimés,
En reprenant ce dimanche notre lecture méditée du sermon de la montagne[1], nous retrouvons le Seigneur à son sommet qui nous enseigne, alors que nous parvient, à travers les siècles, l’écho lointain de ses enseignements. – « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48) déclare-t-il à notre endroit. Mais Seigneur, comment donc se perfectionner ici-bas ? Comment être parfait ? Comment nous élever jusqu’à vous rejoindre sur cette haute montagne ? La montagne de la vie parfaite ne nous est-elle pas inaccessible ? Ne présente-t-elle pas des obstacles infranchissables pour les pécheurs que nous sommes ? N’est-ce pas là, Seigneur, un bel idéalisme que de tendre l’autre joue et d’aimer ses ennemis ?
Non. Le Seigneur ne prêche pas là un idéalisme. Il n’est pas venu rêver notre humanité, il est venu la sauver du péché ; du péché qui défigure en nous l’image et la ressemblance de Dieu dans laquelle nous avons été créés[2]. Pour restaurer notre humanité, non seulement le Seigneur va s’offrir en réparation sur le bois de la Croix, mais en amont de son sacrifice, il s’offre à notre exemple : il vient parfaire notre éducation. De telle sorte que pour se perfectionner, il nous suffit de le suivre, dans la voie où lui, le Seigneur, a marché ; sa grâce venant à notre secours.
Mais quel est donc l’objet de l’enseignement que vous venons d’entendre ? Sur quel sujet le Divin Maître se penche-t-il précisément ce matin ? Ecoutons Saint Anselme nous répondre :
Après avoir défendu tout ce qui peut blesser la charité fraternelle, ou le respect dû à Dieu - [c’est le long Evangile que nous avons médité dimanche dernier] - le Seigneur nous montre quelle doit être notre conduite à l’égard de ceux qui nous ont fait quelque injustice.[3]
Une telle problématique nous concerne : comment réagir face aux affronts du quotidien ? Que répondre à la méchanceté, à l’insulte comme à la violence ? Comment réagir face aux litiges qui, jusque sur le lit de mort, peuvent voir se déchirer des frères et des sœurs ? Comment vivre cette adversité ? Mais, plus fondamentalement encore, dans quelle perspective nous faut-il surmonter ces injustices ?
L’ascension du sermon de la montagne à l’école de St Jean Chrysostome[4]
Pour répondre à ces interrogations, mettons-nous à l’école de Saint Jean Chrysostome. Préparons-nous à le suivre pour une ascension qui, paradoxalement, ne commence pas en bas de la montagne mais à son sommet.
En commentant cette page d’Evangile depuis le sommet de la montagne, Saint Jean Chrysostome nous place résolument à côté du Seigneur. Ce sommet avoisinant les Cieux, comme le panorama qu’il offre à notre contemplation, est l’image du Paradis. Nous ne devons pas perdre de vue, dans notre marche ici-bas, que nous avançons à la rencontre du Seigneur. La vie éternelle nous est promise. C’est donc dans la perspective du Ciel que l’enseignement du Seigneur envisage les différentes injustices que nous avons à surmonter ici-bas.
Sur ce sommet, Saint Jean Chrysostome nous invite alors à nous pencher et à découvrir, en contre-bas, le chemin parcouru. Ecoutons-le [5]:
Remarquez combien de degrés [le Seigneur] nous a fait franchir, et comme il nous a placé avec lui sur le sommet de la vertu.
Saint Jean CHRYSOSTOME
A son école, écoutons-le, une marche après l’autre, nous commenter l’enseignement du Divin Maître que nous venons d’entendre.
Premier degré : « Que l’injustice ne parte pas de nous »
Le premier degré est le niveau du sol. Ce point de départ n’est pas explicitement formulé par le Seigneur. C’est ce que présuppose son enseignement. Ou peut-être, ce que le Seigneur ne peut pas imaginer, tant cela est bas et indigne de ses disciples. Mais qu’est-ce donc ? Ecoutons Saint Jean Chrysostome nous le révéler :
le premier degré est que l’injustice ne parte pas de nous
Saint Jean CHRYSOSTOME
Si le Seigneur entend nous apprendre à surmonter les injustices, il n’envisage pas que nous puissions en être à l’origine. C’est ce qui ressort des béatitudes qui ont ouvert le sermon de la montagne : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés » (Mt 5, 6). Ailleurs dans l’Evangile, il nous met en garde : « la mesure dont vous vous servez pour les autres, servira aussi pour vous » (Lc 6, 38). Ainsi donc, si nous sommes injustes ici-bas, nous encourons les peines éternelles.
Deuxième degré : « Ne pas venger l’injustice par une autre qui l’égale »
Le second degré consiste à ne pas venger l’injustice par une autre injustice. C’est ce que la Loi de Dieu prescrit, et que nous appelons dans la tradition latine, la loi du talion[6] : « œil pour œil, dent pour dent ». En effet, comme l’attestent les livres de l’Exode, du Lévitique comme le Deutéronome[7], il s’agit d’éviter les vendettas personnelles en limitant le châtiment à l’offense reçue : « œil pour œil, dent pour dent » (Mt 5, 38).
Troisième degré : « ne pas faire d’injustice à qui nous en fait »
Le Seigneur qui est venu accomplir la loi et non pas l’abolir, nous invite à prendre de la hauteur et à dépasser ce droit du retour. C’est l’objet du troisième degré que nous franchissons. En effet, le Seigneur déclare : « Vous avez appris qu’il a été dit œil pour œil, dent pour dent, et bien moi je vous dis de ne pas riposter au méchant » (Mt 5, 38-39a). Saint Augustin traduit ainsi cet accomplissement de la loi [8] : « Il a été dit aux Anciens ne vous vengez pas injustement ; pour moi je vous dis : ne vous vengez pas » du tout. Et Saint Jérôme de préciser [9] :
Le Seigneur en nous enlevant le droit de retour détruit les principes du péché ; dans la Loi le péché est amendé, ici la racine est arrachée
Saint Jérôme
En effet, le risque avec la loi du talion c’est de rester sur sa faim, de ruminer l’offense, de cultiver la rancune, en un mot – conclut Saint Jean Chrysostome – de finir par « perdre sa bonté »[10].
Quatrième degré : « se présenter soi-même à la souffrance »
Si nous devons cultiver cette bonté d’âme, c’est qu’elle se révèle bien utile au quatrième degré auquel nous convie le Seigneur : être patient dans les épreuves. C’est ce que le Seigneur illustre par cette image qui frappe nos mémoires : « Si quelqu’un te gifle la joue droite, tends lui aussi la gauche » (Mt 5, 39b). Saint Augustin nous permet d’approfondir l’enseignement du Maître :
Nous ne pouvons avoir de meilleur exemple de patience que le Seigneur lui-même, et lorsqu’il est frappé [dans sa Passion], il ne dit pas : Voici l’autre joue. Mais « si j’ai mal parlé, dites-le moi ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? » Et par ces paroles il nous montre que c’est dans le cœur que doit se trouver notre disposition à présenter l’autre joue.[11]
Présenter l’autre joue c’est donc supporter, patiemment, les maladresses du quotidien, comme parfois l’acharnement des méchants. Mais pourquoi donc supporter patiemment ces offenses ? Sans doute parce que vous Seigneur, supportez les nôtres… Et si dans la perspective du Ciel, nous avons à pardonner les offenses qui nous sont faites, c’est parce qu’au jour de notre jugement nous comptons en appeler au pardon de Dieu. C’est sur cette réciprocité du pardon que le Seigneur insistera plus loin, dans ce long sermon sur la montagne, en nous apprenant notamment le Pater : « Quand vous priez dites, Notre Père […] pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »[12]. Il s’agit de la condition primordiale pour entrer dans le Royaume des Cieux.
Les dernière étapes : aimer et prier
Passons quelques étapes[13] pour en venir directement aux derniers degrés de cette ascension. En nous rapprochant du sommet, nous nous rapprochons de Dieu. Ainsi le Seigneur nous invite-t-il à l’amour du prochain et à la prière qui unit l’âme à Dieu.
Ecoutons le Seigneur déclarer : « Vous avez appris qu’il a été dit tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi » (Mt 5, 43). Si nous trouvons effectivement dans le Lévitique ce commandement : « tu aimeras ton prochain »[14] ; en revanche, aucun des Livres Saints ne nous invitent à haïr notre ennemi. Le Seigneur ne dénonce donc pas la Loi mais l’étroitesse de l’interprétation des scribes pour qui le revers de l’amour du prochain est la haine des ennemis. Le Seigneur corrige et en cela accomplit la Loi : « moi je vous dis : aimez [même] vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5, 44). En cela, comprenons bien, notre prochain n’est pas seulement l’ami qui nous veut du bien, mais tout autant l’ennemi qui nous veut du mal.
Mais en nous exhortant à l’amour des ennemis, le Seigneur voudrait-il dire que nous devons aimer le mal qu’ils nous font ? Devrions-nous aimer leur malice ? Bien sûr que non. Le Seigneur nous invite ici à distinguer l’homme, de ses actes mauvais ; le pécheur, de son péché. Il ne s’agit donc pas d’aimer le péché mais d’aimer le fils de Dieu ; il ne s’agit pas de prier pour le succès de nos ennemis mais d’intercéder pour leur conversion. C’est en cela que nous ressemblons à Dieu.
Conclusion
C’est donc en ajoutant à la justice – œil pour œil, dent pour dent – l’amour de Dieu et du prochain, que nous nous ouvrons à la miséricorde. En effet, conclut Saint Grégoire [15] :
On n’aime pas celui que l’on ne veut pas voir meilleur
Saint Grégoire le Grand
Au terme de cette ascension, parvenus au sommet de la vie parfaite, supplions le Seigneur d’avoir pitié de nous, pauvres pécheurs, car nous mesurons le chemin qu’il nous reste à parcourir pour aller à sa rencontre.
Aidez-nous Seigneur à supporter les injustices qui nous sont faites. Aidez-nous, par votre grâce puissante, à nous dépasser et à ressembler chaque jour davantage à Notre Père qui est aux cieux. Que ce carême qui s’annonce, soit le moment favorable pour nous rapprocher de vous Seigneur, ainsi soit-il.
abbé Benjamin Martin
[1] On appelle sermon sur la montagne la longue prédication que nous rapporte Saint Matthieu dans son Evangile. Il s’étend des chapitres 5 à 7. Il est introduit en ces termes : « Voyant les foules, Jésus gravit la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait » (Mt 5, 1-2).
Dans l’année liturgique A, la lecture des grandes pages de ce sermon nous occupe du IVe Dimanche du Temps Ordinaire au IXe Dimanche. A quoi il faut ajouter l’Evangile du Mercredi des Cendres.
[2] Cf. Gn 1, 26-27.
[3] Saint Anselme de Cantorbery, Glose sur l’Evangile selon St Matthieu. Cité in Catena Aurea de Saint Thomas d’Aquin, sur l’Evangile de St Matthieu, trad. Castan, ed. Vivès, 1854, p. 311.
[4] Saint Jean Chrysostome, hom. 18. :
Voyez par combien de degrés le Seigneur nous fait monter et comme il nous établit sur le sommet le plus élevé de la vertu. Le premier degré c’est de ne pas prendre l’initiative de l’injure ; le second de ne pas la venger par une injure égale ; le troisième de ne pas faire endurer à celui qui nous a blessé ce qu’il nous a fait souffrir ; le quatrième de s’exposer soi-même à la souffrance ; le cinquième de donner plus ou de se montrer disposé à faire de plus grands sacrifices que ne le veut notre ennemi ; le sixième de ne pas avoir de haine pour celui qui se conduit de la sorte ; le septième de l’aimer ; le huitième de lui faire du bien ; le neuvième de prier pour lui, et comme c’est là un grand commandement il lui donne pour sanction cette magnifique récompense de devenir semblable à Dieu : « afin que vous soyez, dit-il, les enfants de votre Père céleste qui est dans les cieux. »
Cf. Catena Aurea, op. cit. p. 329. Nous mettons ci-dessus la traduction révisée par Charles Duyck en 2010. Dans le texte, il s’agit de la traduction de 1854 dans laquelle nous avons remplacé le terme injure par injustice pour une meilleure compréhension.
[5] Catena Aurea, p. 329.
[6] Talion vient du latin talis signifiant tel, pareil, semblable. Littéralement la loi du talion signifie la loi semblable selon la logique : pour tel crime, telle peine qui lui est proportionnée. L’appellation loi du talion ne se trouve pas dans les Livres Saints.
[7] Ex 21, 24-25 : « Œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure ».
Lv 24, 19-20 : « Si un homme provoque une infirmité chez un de ses compatriotes on lui fera comme il a fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent. Telle infirmité provoquée, telle l’infirmité subie ».
Dt 19, 21 : « Tu n’auras pas un regard de pitié : vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied ».
[8] Saint Augustin, Contre Fauste, 19, 25. Cité in Catena Aurea, op. cit. p. 312.
[9] Saint Jérôme, Catena Aurea, op. cit. p. 312.
[10] Saint Jean Chrysostome, Sur Matthieu ; cité in Catena Aurea, op. cit. p. 313.
[11] Saint Augustin, Du mensonge. Catena Aurea, op. cit. p. 314.
[12] Nous citons ici le Pater selon Saint Luc car il est plus proche de notre traduction liturgique (Lc, 11, 1-4). Dans le sermon de la montagne l’enseignement du Pater parle de la remise des dettes (Mt 6, 9-15).
[13] Avec ses neuf degrés, Saint Jean Chrysostome commente le 5e degré : « donner davantage à celui qui nous a fait du mal » sur la parole « Si Quelqu’un veut prendre ta tunique, laisse-lui ton manteau » (Mt 5, 40). Le 6e degré : « ne pas avoir de haine envers celui qui se conduit ainsi » sur la parole « Si quelqu’un te réquisitionne pour faire 1000 pas, fais en 2000 avec lui » (Mt 5, 41). Après quoi, il divise l’enseignement du Seigneur en 3 derniers degrés.
[14] Lv 19, 18 : « Tu ne te vengeras pas. Tu ne garderas pas de rancune contre les fils de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur ».
[15] Saint Grégoire le Grand, Morale, 22, 6. Cité in Catena Aurea, op. cit. p. 325-326.